Selon le bureau du Défenseur des Droits, en 2023, 184 enfants ont été victimes de recrutement forcé dans le pays. L'Institut du bien-être familial (ICBF) a signalé près de deux mille cas au cours de la dernière décennie, mais les communautés du Cauca parlent de plus de 800 enfants recrutés au cours des quatre dernières années, dans ce seul département. En l'absence de chiffres clairs sur ce crime de guerre qui détruit l'harmonie des communautés, les organisations afro-colombiennes, paysannes, de femmes et le mouvement autochtone ont développé des stratégies de prévention et de prise en charge innovantes et efficaces, qui réclament un soutien décisif de la part de l'État. Chronique du Nord du Cauca et du Sud du Valle.
Camilo Alzate González - Journal RAYA
Rapport spécial réalisé en collaboration avec le réseau colombo-français Vamos por la paz - Ensemble pour la paix Colombie
Lorsque María tente de se remémorer du premier cas de recrutement forcé de mineurs dont elle se souvient, elle finit par remonter à sa propre enfance, dans une ferme des réserves autochtones Nasa, dans le département du Cauca. Bien que plus de quarante ans se soient écoulés depuis, elle se souvient de la vieille maison paysanne où, à l'âge de 13 ans, son frère aîné l'a cachée dans un grand sac de café, pour qu'Orlando, un commandant de l’ex-guérilla des FARC, "armé jusqu'aux dents", ne l'emmène pas avec lui.
María est l'une des femmes dirigeantes des communautés Nasa du nord du Cauca, qui consacre ses journées au sauvetage des enfants recrutés de force par les groupes armés qui pullulent sur son territoire, où l'accord de paix de 2016 ne s'est jamais concrétisé par une paix réelle et durable, les dissidents des anciennes FARC et d'autres groupes illégaux ayant pris le contrôle des montagnes presque instantanément après.
María, qui a participé à plus de 50 sauvetages d'enfants détenus par des groupes armés, s'effondre en racontant ce qu'elle appelle "le cas le plus tragique", un enfant dont le pied avait été arraché par un explosif et s'était infecté. Lorsque la mère est allée le chercher pour tenter de le sauver, il était toujours aux mains du groupe armé, blessé depuis plusieurs jours dans une zone reculée de la chaîne de montagnes. La communauté a enfin réussi à le récupérer après des négociations complexes avec le groupe illégal. Bien que l'enfant ait survécu et ne soit plus dans les rangs, il a perdu sa jambe, amputée à cause de l'infection qui mettait sa vie en danger.
María a une question qu'elle pose habituellement aux chefs des groupes illégaux, chaque fois qu'elle doit les confronter avant de réclamer un enfant détenu : "C’est déjà tellement dur d’accoucher d’un enfant et de l'élever, et tout ça pour que vous l’embarquiez ?”
Et elle pose une autre question qui résume l'esprit de sa lutte, la lutte du peuple auquel elle appartient : "Pourquoi récupérons-nous autant de terres si les groupes armés nous enlèvent la semence, c'est-à-dire les enfants ?”
L'Association des Conseils Autochtones du Nord Cauca (ACIN) est la seule organisation sociale du pays qui dispose de son propre modèle de prévention, de sauvetage et de prise en charge des enfants victimes de recrutement forcé, un phénomène qui persiste dans la région depuis des décennies, mais qui s'est aggravé ces dernières années en raison de la détérioration du conflit armé, et de l'absence de progrès dans la mise en œuvre de l'accord de paix avec les FARC.
Le contexte actuel est extrêmement complexe : selon le Comité International de la Croix-Rouge, en Colombie, il existe huit conflits armés non internationaux. Ces acteurs illégaux, qui ne sont pas tous de nature politique et dont certains sont les héritiers des anciennes structures de guérilla et de paramilitaires, ont recours au recrutement d'enfants pour gonfler leurs rangs. Selon les données du “Tissu de défense de la vie” de l'ACIN, dans le seul nord du Cauca, plus de 850 enfants ont été recrutés de force depuis 2019, principalement par des structures résiduelles des anciennes FARC.
Ce chiffre n'inclut que les populations autochtones et ne tient pas compte des enfants de paysans ou d'Afro-Colombiens, qui ont pu rejoindre les rangs des groupes dans d'autres régions du Cauca ou dans les départements voisins. Des crimes qui, selon eux, sont sous-estimés, car de nombreux cas ne sont jamais portés à l’attention des autorités traditionnelles.
Porte-parole du Tissu de défense de la vie de l’ACIN
Selon le bureau du Défenseur des Droits, en 2023, 184 enfants ont été recrutés de force dans le pays, un chiffre qui ne correspond vraisemblablement pas à la réalité, mais à une fraction du phénomène. L'entité a placé le département du Cauca en tête de liste avec 125 cas recensés, et les communautés autochtones sont les principales victimes de ce crime de guerre, avec 64 % du total des cas nationaux. Les Nations Unies ont enregistré 130 cas pour la seule période allant jusqu'à juin 2023, selon un rapport communiqué à plusieurs médias.
L'ICBF a publié un nouveau chiffre concernant le nombre de mineurs désengagés de la guerre dans le pays, c'est-à-dire sauvés des groupes armés : selon les données de l'Institut, 2.181 enfants sont concernés au cours de la dernière décennie, plus particulièrement entre 2013 et 2022, une période qui coïncide avec le processus de paix et le dépôt des armes par les anciens guérilleros des FARC.
L'actuelle Ministre de la justice, Ángela María Buitrago, a déclaré en août devant le Congrès de la République que le gouvernement mettait en œuvre "toute la coordination interinstitutionnelle nécessaire et fondamentale pour traiter les cas du recrutement", ajoutant qu'il travaillait "sur une politique de rétablissement des droits des enfants et des adolescents".
Cependant, Juan Pablo Fayad, expert en la matière, psychologue et consultant auprès d'organisations multilatérales telles que les Nations Unies, assure que la seule mesure politique qui s'est avérée efficace pour freiner ou réduire la problématique du recrutement forcé est celle des négociations de paix : lorsque celles-ci échouent, le recrutement de mineurs augmente immédiatement, ce que la plupart des personnes interrogées dans le cadre de ce rapport confirment d'après leur propre expérience.
Le gouverneur du Cauca, Jorge Octavio Guzmán, affirme qu'il est urgent de mettre en place un "plan de choc", comprenant des actions telles que la lutte contre l'abandon scolaire, la garantie du respect des droits fondamentaux et de la présence de l'État dans les territoires, car il affirme que ce sont ces lacunes qui créent le terreau permettant aux groupes illégaux d'enlever les enfants : "Nous devons travailler avec les communautés, nous devons atteindre les territoires avec des projets tangibles, mais qui se matérialisent. L'appel est que nous formions une seule équipe, un seul bloc pour pouvoir accélérer et restaurer la confiance dans ce gouvernement", a déclaré le gouvernant.
"Il y a beaucoup de cas que nous ne connaissons pas, des cas où le parent fait partie du groupe armé et a enlevé les cousins, le petit frère", dit Lucía, une femme qui travaille aux côtés des autorités autochtones dans la prévention du recrutement : "Nous ne les connaissons que lorsqu'ils sont blessés ou tués".
"Nous avons trouvé des familles qui enterrent leurs enfants la nuit, des familles qui ne disent rien, qui gardent leur douleur pour elles à cause des menaces et des accusations", déclare Andrea, une autre responsable d'ACIN, dont l'identité n’est pas divulguée pour sa sécurité. L'impact du recrutement révèle également un écart marqué entre les sexes, les filles étant souvent victimes d'abus et de violences sexuelles au sein des groupes illégaux, ce qui les rend encore plus vulnérables.
Le phénomène du recrutement est si répandu que, pendant les quatre jours où RAYA s'est rendu dans la région du Cauca, en collaboration avec le réseau d’organisations colombo-françaises Ensemble pour la paix, les autorités autochtones ont signalé que six enfants avaient été sauvés. Certains d'entre eux présentaient des blessures physiques évidentes, dues aux conditions dans lesquelles ils ont été trouvés.
Lucia montre sur son téléphone portable les blessures d'un enfant sauvé de la guerre pendant la semaine où RAYA a parcouru la région. Photographie de David Guarín, Revista Raya.
Andrea explique qu'un tournant s'est produit en mars 2024, lorsqu'une faction de dissidents des anciennes FARC sous les ordres d'Iván Mordisco a attaqué plusieurs chefs autochtones dans la zone rurale de Toribío, dans le Cauca. Parmi les victimes, Carmelina Yule est décédée le 17 mars dans une clinique de Cali, des suites de ses blessures. Yule était une dirigeante courageuse de l'organisation autochtone, qui s'était opposée aux groupes illégaux en sauvant les enfants recrutés, et qui, pour cette raison, avait reçu de multiples menaces.
Le meurtre de Carmelina Yule a été l'une des raisons pour lesquelles le président Gustavo Petro a mis fin aux négociations de paix avec la faction dissidente. Il a par la suite publiquement appelé les enfants à quitter les rangs du groupe armé, qui, quelques mois plus tôt, avait déjà tué d'autres enfants autochtones recrutés dans le département du Caquetá. "Les enfants ont alors commencé à fuir, à chercher du secours", explique Andrea, qui précise qu'il est fréquent que les autorités autochtones sortent aux premières heures du matin, ou à tout autre moment, pour s'occuper des enfants qui se sont échappés des rangs des groupes illégaux, et qui viennent demander de l'aide dans les villages isolés.
La stratégie anti-recrutement d'ACIN s'appelle “Reconstruire le chemin du retour” (RCVC). Lancée en 2007 pour réintégrer les adultes autochtones qui avaient quitté les rangs des FARC et souhaitaient retourner dans leurs communautés, la stratégie s’est transformée en un moyen de sauver les mineurs de la guerre. Un exercice de souveraineté que les communautés autochtones réalisent depuis des décennies par leurs propres moyens, et pour lequel elles sont souvent confrontées à de lourdes conséquences.
Alejandro Casamachín, coordinateur des dialogues humanitaires du Conseil Régional Autochtone du Cauca (CRIC), explique que cette stratégie a été créée parce que "les enfants se retrouvaient entre les mains de l'ICBF, et dans des gouvernements antérieurs, les enfants finissaient par être revictimisés à nouveau, car même les forces de l’ordre les utilisaient à des fins de renseignement. Il y a donc un manque de confiance, de la part des familles d’une part, mais aussi de la part des acteurs armés".
Alejandro Casamachin, Coordinateur de Dialogues Humanitaires au sein du CRIC
Une grande partie des frictions avec les groupes armés est liée à une interprétation du Droit International Humanitaire (DIH), qui autorise, sous certaines conditions, de recruter les enfants de plus de quinze ans pour la guerre. "Nous avons certains standards minimums humanitaires", insiste Casamachín : "l'un d'entre eux est de retirer les enfants de la guerre. Nous leur disons: Retirez-les! Pourquoi les embarquez vous? Des enfants de treize, quatorze, quinze ans ? Mais le droit international humanitaire dit que tous les gouvernements du monde, selon les circonstances ou à un moment donné, peuvent recruter des enfants de quinze ans. Cela nous semble absurde, et je disais au Comité International de la Croix-Rouge qu'il faut changer cela, car c'est l'excuse parfaite dont disposent de nombreux acteurs armés pour enlever des enfants".
Cependant, la législation colombienne est claire à cet égard et l'article 162 du code pénal établit que le recrutement de mineurs de moins de 18 ans dans le cadre du conflit armé est un crime.
C'est pourquoi les communautés autochtones du nord de Cauca ont conçu leur propre modèle, mis en œuvre et géré par les autorités autochtones, qui leur permettrait de faire face au recrutement forcé, et ce, non seulement pour traiter les cas d'enfants sauvés, mais aussi pour les prévenir : "Le parcours [de retour] comporte neuf moments, neuf étapes, dans le cadre de la prise en charge de ces enfants. C'est la manière propre à notre organisation de rendre effectif le rétablissement des droits", conclut M. Casamachín.
Les voix de ces communautés reflètent une profonde aspiration à une vie en paix, où les activités quotidiennes puissent être menées sans crainte et où les droits fondamentaux sont garantis. Presque toutes les sources consultées dans le cadre de ce rapport s'accordent à dire que la construction de la paix est un processus qui commence dans la famille et s'étend à la communauté, avec des actions de résistance, mais aussi à travers un dialogue constructif avec les institutions. C'est le succès de la stratégie "Reconstruire le chemin du retour" RCVC .
Andrea, membre de l'ACIN, ajoute que la stratégie comporte des phases de prévention, d'attention et de suivi des cas : "Grâce à ces actions individuelles et collectives, nous parvenons à harmoniser les impacts du conflit", car le plus important est que "les enfants restent des enfants, qu'ils se consacrent au sport, à la chirimia, au tissage, à la culture : si nous avons des enfants conscients, cela évite qu'ils partent à la guerre".
Le Mouvement de la jeunesse porte le nom du prêtre autochtone Álvaro Ulcué Chocué, assassiné par des agents de l'État colombien en 1984. Photographie: David Guarín, Revista Raya
Ce dernier est le slogan du Mouvement de Jeunesse Álvaro Ulcué, qui tire son nom du prêtre autochtone, assassiné par des agents de l'État en 1984, alors qu'il menait un important travail organisationnel avec les jeunes autochtones et les membres de la communauté dans le territoire de López Adentro, à Caloto, dans le Cauca.
"Notre défi est de renforcer et de construire des processus (sociaux) à la base, afin que les enfants puissent chercher une autre alternative, un scénario pour les loisirs, le sport et l'éducation", explique Rodrigo, membre du Mouvement de Jeunesse et lui-même survivant du recrutement forcé, puisqu'il y a dix ans, à l'âge de seize ans, il s'est retrouvé dans les rangs de l’ex-FARC où il a passé quelques mois, jusqu'à ce que sa famille, parvienne à le sauver avec le soutien des autorités autochtones : "J'ai été un enfant qui a dû être témoin de la guerre, comme beaucoup ici, nous avons dû la vivre", explique-t-il.
Plusieurs membres du Mouvement de Jeunesse racontent des histoires similaires. C’est le cas de Carlos, qui nous assure que les intimidations à leur encontre sont permanentes, ainsi que les frictions avec les groupes armés lorsqu'ils défient leur autorité : "Pour nous, la paix est bien plus que le fait de faire taire les armes, la paix c'est être en harmonie avec nous-mêmes, être en harmonie avec la nature, être en harmonie avec nos frères". Puis il ajoute : "Comment l'atteindre [la paix] ? Le défi que nous avons à relever en tant que mouvement de jeunesse est de changer la vision des jeunes, de changer la tendance à aller vers la guérilla ou vers un groupe armé”.
Ou encore Marcela, qui a vécu toute son enfance avec des hommes armés parce que son oncle était un commandant de la guérilla de niveau intermédiaire, qui avait l'habitude de passer la nuit dans la ferme familiale. Elle ajoute que la lutte des jeunes femmes est deux fois plus difficile, car elles doivent non seulement affronter les groupes illégaux, mais aussi les préjugés et les coutumes machistes, qui minimisent le rôle des femmes et veulent les confiner à la maison et aux tâches domestiques, même si la plupart de celles qui ont mené des stratégies de lutte contre le recrutement sont précisément des femmes leaders sociales. Un travail à contre-courant dans un territoire où les hommes armés sont la référence, maintenant même sur les réseaux sociaux, car ils exhibent une fausse vie de luxe, de pouvoir et d'excès. Les stratégies de recrutement bien connues basées sur la séduction, des petits cadeaux ou des promesses de pouvoir et d'argent, ont évolué vers des méthodes de persuasion plus complexes. On trouve sur Tik Tok et Facebook des vidéos produites par des membres des dissidences [des anciennes FARC] dans des camionnettes de luxe, consommant de l'alcool ou se présentant comme des hommes puissants dans leurs communautés, dans le but évident de promouvoir l'illégalité comme mode de vie pour les jeunes de ces communautés, où la présence de l'État est insuffisante.
Membres du Mouvement de jeunesse Álvaro Ulcué Chocué. Vidéo : Revista Raya
C'est pourquoi les membres du Mouvement de la Jeunesse tentent de contrecarrer, par l'art et le sport, ces nouvelles pratiques de recrutement des enfants. Leur dernier succès est un festival artistique, qui s'est tenu du 5 au 8 juillet 2024 dans une municipalité du Cauca et qui, selon eux, a marqué l'histoire de la région.
Néanmoins, ils sont conscients des risques qu'ils encourent. "Retirer un enfant à des groupes armés fait de nous une cible militaire", admet Rodrigo, qui affirme que le principal défi pour ceux qui font ce travail est de "rester en vie".
La résistance des femmes dans le sud de la Vallée du Cauca
"Il y a des communautés ici qui n'ont plus de jeunes, parce qu'au milieu du conflit armé, ils ont tous été recrutés ou tués", explique avec consternation Isabel, une activiste qui soutient les femmes dans la Vallée du Cauca par l'intermédiaire du Collectif de Femmes, Paix et Sécurité.
Elle donne l'exemple d'une zone rurale située à la frontière des départements du Cauca et du Tolima, un couloir stratégique pour les groupes illégaux qui opèrent dans la région. Sa conclusion est simple : ce qui se passe dans le département voisin finit par affecter ces communautés, où les femmes ont mené une lutte importante pour la défense de la vie et des droits humains: "D'ici, nous devons sortir du Cauca pour chercher les enfants qui ont été enlevés, nous suivons de près ce qui se passe à Miranda, Corinto, tout cela nous affecte".
Ces femmes dénoncent également un phénomène peu connu, mais pourtant déterminant pour les communautés urbaines et semi-urbaines de la région : le recrutement urbain par les gangs, les mafias ou les petites structures criminelles de droit commun, qui finit par affecter la vie quotidienne des communautés. Cela suppose que le recrutement d'enfants et d'adolescents ne se limite pas aux acteurs armés impliqués dans le conflit interne, mais qu'il existe également des cas de mineurs utilisés par d'autres types de structures criminelles. En effet, les dynamiques du conflit colombien sont multiples et fragmentées, très souvent entrelacées avec des structures criminelles qui contrôlent un certain type d'économie illégale, dans laquelle les mineurs finissent également par être impliqués.
Les exemples sont innombrables et couvrent toute la géographie de la région frontalière entre la Vallée du Cauca et le Cauca. Des bandes de voleurs qui se cachent à proximité des moulins à sucre, aux réseaux transnationaux qui emmènent les jeunes travailler comme prêteurs à gage illégaux dans d'autres pays du continent.
Il faut pour cela reconnaître qu'une approche fondée sur les droits, comme le demandent les organisations et les experts qui s'attaquent au problème, est nécessaire de toute urgence pour lutter contre le recrutement d'enfants par des acteurs illégaux. Il est essentiel d'aborder des questions telles que la précarité sociale des communautés, la maltraitance des enfants au sein des familles, le manque d'opportunités économiques et la faiblesse ou l'absence totale d'institutions, car ces facteurs détériorent les contextes, dans lesquels les enfants finissent par être victimes de recrutement forcé.
La solution, selon ces femmes, consiste à faire passer la stratégie de lutte contre le recrutement forcé d'une approche militaire à une approche axée sur la prévention et les politiques de prise en charge. C'est pourquoi elles insistent sur le fait que la sécurité est également une question qui concerne les femmes, mais qu'elle doit être fondée sur la garantie des droits fondamentaux qui, dans de nombreux territoires, sont inexistants. Cet appel est relayé par les jeunes Afro-Colombiens des municipalités voisines, comme Villarrica, qui partagent l'urgence de construire des alternatives pour protéger leurs vies et leurs communautés.
La jeunesse afro-colombienne de Villarrica, accompagnée par l'ONG Amis de l’UNESCO, utilise l'art, le sport et la culture pour résister à la violence. Photographie: Amis de l’UNESCO
Les jeunes demandent un soutien institutionnel accru.
Les Afro-Colombiens : discriminés dans leur propre pays
Vicente a trouvé dans la danse et dans sa propre culture un moyen efficace pour les enfants et les jeunes de sa communauté de s'éloigner de la violence. Le groupe de danse qu'il coordonne, composé d'une cinquantaine de jeunes, a été sélectionné pour d'importants festivals et événements nationaux et locaux. Cependant, comme d'autres personnes dans la région, il déplore le manque d’un soutien institutionnel fort qui matérialise la présence de l'État, à travers des stratégies allant au-delà de l'action militaire.
Vicente, paysan afro-colombien, est président du conseil d'action communautaire de son village et membre des conseils communautaires afro-colombiens du nord du Cauca, liés aux processus des communautés noires et à l'association des conseils communautaires du nord du Cauca. Il a expliqué que leurs communautés ont mis au point des stratégies de longue date pour empêcher les groupes armés d'enlever les enfants. "Avec les 60 conseils communautaires du nord du Cauca, nous avons mis en œuvre des processus tels que La Batea del Saber, un groupe de nombreuses personnes qui se réunissent et se rendent dans le centre pour partager des expériences ou des connaissances ancestrales que nous tenons de nos grands-parents, de sorte que nous apprenons de ceux qui vivent avec nous", a-t-il déclaré : "Nous avons également des danses traditionnelles, des cultes, des évasions, nous essayons même de faire en sorte que les municipalités et les entités contribuent à ces initiatives pour capter 100% du temps libre des jeunes.”
Vicente, qui fait l'objet d'un plan de sécurité fourni par l'Unité de Protection Nationale, à la suite des multiples menaces de mort qu’il a reçues, assure que les danses traditionnelles ont été un outil très efficace dans le petit village d'où il vient, pour empêcher les jeunes de se retrouver entre les mains de groupes illégaux. Il vient de l'une des régions où la présence et le contrôle territorial des groupes dissidents des anciennes FARC sont les plus importants dans le nord du Cauca, et c'est pourquoi il insiste sur l'existence de processus solides pour lutter contre ce fléau : "Cela a fonctionné, les jeunes ont réagi de manière très favorable, nous savons où ils se trouvent pendant leur temps libre, combien nous en avons. L'idée est que nous puissions capter l'ensemble de la population et de la jeunesse de notre territoire".
Le défi n'est pas mince, car une grande partie de la population afro-colombienne du nord du Cauca a été déplacée par la même violence et la même pauvreté, et vit désormais dans les centres urbains de municipalités telles que Villarrica, Puerto Tejada, Miranda ou Santander de Quilichao, où le phénomène de la violence urbaine s'est exacerbé ces dernières années, faisant des enfants et des adolescents l'une de ses cibles.
Un groupe de jeunes leaders de la région, soutenu par la Corporation Amis de l’UNESCO, a indiqué que leurs stratégies incluent la lutte pour la conquête d'espaces culturels et sportifs, malgré le manque de soutien institutionnel. C'est la réclamation répétée par presque tous les acteurs sociaux sur les territoires, comme RAYA a pu le confirmer :
"Le manque d'emplois et d'opportunités académiques pousse les jeunes à rejoindre des gangs criminels", explique John, un jeune militant afro-colombien de la région. "Tout comme les faiseurs de guerre investissent, le gouvernement doit investir deux fois plus pour sortir les jeunes de leurs griffes.”
Gustavo Calle, membre de l’ONG Taller Abierto
Un phénomène auquel les communautés du département du Cauca résistent
Ferney n'a pu que verser des larmes lorsque son fils de dix ans a reçu sur son téléphone portable un message l'invitant à rejoindre un groupe armé. Le garçon a couru le dire à son père qui, selon ses camarades de classe, n'aurait jamais pensé que son propre fils serait exposé à un tel risque.
Les organisations affiliées à la Coordination Nationale Agraire se sont engagées à impliquer les enfants dans les processus organisationnels afin d'éviter qu'ils ne soient recrutés par des acteurs armés illégaux. Photographie: Coordination Nationale Agraire
C'est un garde paysan d'une région de la cordillère au sud du Cauca, rattaché à la Coordination Nationale Agraire (CNA), un mouvement qui regroupe de multiples organisations paysannes du pays. La confiance entre père et fils a empêché tout groupe armé de recruter pour le moment, mais le risque est latent pour toute famille du département.
Esteban, un jeune paysan de Cajibío, attribue le problème à l'absence généralisée d'institutions dans la région, qui ne garantit pas aux enfants et aux adolescents d'autres perspectives de vie : "L'État colombien est responsable du fait que les enfants prennent cette décision [recrutement], car l'abandon historique a été terrible dans les zones rurales, l'éducation est terrible. Il n'y a pas de garanties, mais l'ICFES (Institut Colombien pour l'Évaluation de l’Education) nous évalue avec ceux de la ville, comme si l'éducation était la même. Comment s'assurer d'un bon score ? Il n'y a pas d'approche différentielle.”
Toutes les organisations sociales de défense des droits humains et communautaires, avec lesquelles RAYA s'est entretenu dans le cadre de cette enquête, partagent le même diagnostic et appellent le gouvernement national à protéger la population infantile en Colombie, principale victime du conflit armé et du recrutement forcé.
Leur demande est claire : la priorité doit être donnée, au sein des tables de dialogue, aux accords qui mettent fin à l'instrumentalisation des mineurs et assurent leur réintégration dans leurs communautés, ainsi qu'aux politiques qui s'attaquent aux causes structurelles de ce phénomène. Ils ont également exhorté les groupes armés et les forces de l'État à cesser immédiatement ces pratiques, en rappelant leur obligation de respecter le Droit International Humanitaire.
Tous déplorent que la guerre féroce qui sévit dans la région, en raison des affrontements entre deux factions de la dissidence des FARC et un groupe de l'Armée de Libération Nationale, a entraîné la fragmentation et la désarticulation du mouvement social et paysan, ce qui a aggravé la crise.
L'assassinat et le déplacement forcé de plusieurs dirigeants de la CNA ont suscité une grande inquiétude dans la région, où l'on assiste déjà à des incursions armées liées aux cultures illicites dans des villages tels que El Carmelo, El Dinde, Campoalegre, La Capilla, El Rosario, sur la chaîne montagneuse des hauts plateaux de Cajibío, El Tambo et Argelia, l’épicentre actuel de la confrontation entre forces militaires et les dissidents d'Iván Mordisco, avec lesquels aucune négociation de paix n’est en cours.
Pablo, un jeune dirigeant paysan, assure qu'il y a une énorme sous-évaluation du phénomène dans la région, car beaucoup de gens ne signalent jamais quand leurs enfants sont recrutés : par peur, par ignorance ou à cause du même problème de sécurité qui a forcé des familles entières à être déplacées. "Il n'y a pas de registres, il n'y a pas de preuves", assure-t-il.
C'est pourquoi les jeunes paysans membres des organisations affiliées à la CNA ont élaboré des propositions visant à offrir des alternatives à leurs enfants, afin de les éloigner des armes. Il s'agit notamment de bibliothèques communautaires rurales autogérées et promues par les organisations, ainsi que d'un projet qui, bien que dépourvu de ressources, a réussi à propulser des écoles intégrales pour les jeunes dans toute la région, afin de promouvoir des projets de vie autres que celui de la guerre.
"Nous enseignons que le corps est le premier territoire et que nous allons le défendre et le valoriser", explique Ana, une jeune paysanne d'une commune au sud de Popayán. "Nous avons la famille comme deuxième élément, nous cherchons les causes qui incitent les enfants à s'enrôler, et nous promouvons une éducation intégrale et populaire pour leur apprendre à défendre l'environnement, les droits de humains et la défense du territoire”.
La devise "se soigner soi-même pour soigner le territoire" reflète une vision intégrale qui relie le développement personnel à la protection collective de l'environnement. Cette philosophie souligne l'importance de travailler sur les projets de vie des enfants, afin de contrecarrer les dynamiques qui perpétuent la violence. Dans ce contexte, le recrutement forcé et l'instrumentalisation des enfants et des jeunes ne sont pas seulement des actions d'acteurs armés illégaux et de structures criminelles, mais aussi des expressions des profondes inégalités sociales et de la précarité institutionnelle, qui affectent les territoires les plus vulnérables.
Sur cette base, le réseau colombo-français Vamos por la Paz - Ensemble pour la Paix Colombie réaffirme son engagement dans la lutte contre ce crime contre l'humanité, en organisant des séminaires, des dialogues multipartites, des ateliers dans les écoles de gestion de la paix territoriale, des communiqués, et en soutenant des initiatives territoriales qui demandent au gouvernement national d'adopter des mesures immédiates et efficaces pour garantir la protection complète des enfants et des jeunes. Les communautés insistent pour que la question du recrutement et l’instrumentalisation des enfants soit une priorité dans les programmes de négociation avec les acteurs armés illégaux et que les politiques de prévention, d'assistance et de protection incluent des approches différenciées, respectent les contextes locaux et valorisent les initiatives communautaires en tant que piliers de la réponse institutionnelle, en plus d'offrir des alternatives économiques et éducatives, qui empêchent l'implication des mineurs dans la guerre.
*La plupart des noms ont été modifiés pour protéger les sources.
**Ce rapport est le fruit d'une alliance journalistique entre le réseau colombo-français Vamos por la Paz-Ensemble pour la paix, le journal RAYA et les communautés et organisations du nord du Cauca et du sud de la Vallée du Cauca.
*** Version originale de l’article en espagnol
link: https://www.revistaraya.com/las-comunidades-de-cauca-y-valle-que-le-arrebatan-ninos-y-ninas-a-la-guerra.html